PUIT 77
Irak
Du plat de sa main gantée, Mohamed Ahmed s’essuie le front. Elle y laisse des traînées noires qui font ressortir le bleu de ses yeux et les larges plaques rose vif qui couvrent sa joue et sa pommette gauches, l’aile de son nez et un bout de son menton. Mohamed Ahmed a la moitié du visage noirâtre et l’autre brûlée. « Ce n’est rien, affirme-t-il en haussant les épaules. Un retour de flammes. J’étais trop près. » Il soupire : « maudit puits. Il nous a encore eus, aujourd’hui. Il a encore gagné. » Derrière lui, à plusieurs centaines de mètres, une énorme flamme orange tournoie vers le ciel. Elle est haute de plusieurs étages, large comme un immeuble. Elle ronfle et grogne, s’élève et s’abaisse comme une monstrueuse respiration. Elle crache une fumée épaisse et noire qui aveugle le soleil, des volutes qui avalent le ciel tout entier. A sa base, elle bout, elle expulse des bulles grosses comme des ballons et des gouttes noires en gerbe. L’air est âcre et épais. Au bord de la flamme, de petites silhouettes se meuvent, noires contre le orange du feu. Leurs gestes sont comme entravés, leurs pieds comme collés au sol sombre et luisant. Plus on se rapproche, plus la chaleur saisit. Le souffle de l’air se fait brûlant, tire la peau, pique les narines, la gorge et les yeux, la respiration se fait heurtée. Les visages des hommes sont à peine couverts par des foulards ou des masques de chantiers, leurs crânes protégés par des casques. Ils portent de lourdes bottes, des combinaisons rouges et des vestes de ciré jaunes maculées de gouttes noires. Ce sont des pompiers. Pas n’importe quels pompiers : ils travaillent pour la compagnie pétrolière irakienne Naft Shamal (« Pétrole du Nord » en arabe). Ce sont des spécialistes. Peu d’hommes osent faire le métier qui est le leur : s’approcher au plus près des feux de pétrole et de gaz pour les amadouer, les maîtriser et les éteindre. Ici, depuis trois semaines, heure après heure, jour après jour, ils affrontent la bête monstrueuse qu’est le puits 77 en feu. Devant lui, les qualificatifs manquent. On pourrait le décrire dantesque ou sorti des enfers, gueule brûlante d’un monstre souterrain, qu’on ne réussirait pas à rendre cette force du pétrole qui brûle en jaillissant sans aucun contrôle. Les hommes du puits 77 combattent avec leur savoir-faire, leur courage, leur ténacité bien plus qu’avec des moyens techniques dérisoires. Car dompter un tel embrasement exige de la patience, de l’opiniâtreté et une certaine dose d’inconscience autant que de la technicité. Il faut, aussi, que les hommes soient soudés, qu’ils se connaissent si bien qu’un simple geste de la main en dise autant qu’une longue explication, qu’ils connaissent leurs limites et celles de leurs compagnons. Le souffle rageur du feu couvre tous les mots, ses mouvements sont vicieux, il suffit d’un moment d’épuisement ou d’inattention pour qu’il vous prenne et vous consume. L’ambulance garée à l’écart de la fournaise, aux côtés des minibus de transport, des véhicules rouges de pompiers et des camions citerne ne pourra rien pour vous. A soixante kilomètres de là, les forces anti-terroristes irakiennes, la fameuse Division d’Or, arrachent rue après rue la ville de Mossoul aux combattants de l’Etat islamique. Ils ont été chassés d’ici le 25 août 2016. Ils tenaient cette bourgade de Qayyarah, 15 000 âmes tout au plus, depuis deux ans et deux mois. Ils avaient confisqué les rives du Tigre où les habitants aimaient à prendre le frais l’été et les enfants à se plonger dans les eaux du fleuve. Surtout, ils avaient mis la main sur ces collines basses et pelées qui recèlent une réserve de pétrole d’Irak estimée à un milliard de barils, et près de 80 puits. Quand les hommes de Daesh sont arrivés, la plupart n’étaient plus en exploitation : le gisement, exploré par la British Oil Compagny en 1927, donne un pétrole brut très lourd difficile à exploiter. En 2010, la société angolaise Sonangol, en joint-venture avec la compagnie irakienne Naft Shamal, produisait 10 000 barils par jour, une goutte comparée à la production nationale de 4,1 millions de barils en 2015. Mais pour l’Etat islamique, Qayyarah était bon à prendre : il fournissait le diesel des générateurs électriques de Mossoul, du kérosène et du gasoil, certes de mauvaise qualité, mais bel et bien utilisé pour le transport. Aussi l’exploitation avait-elle reprise, même si la raffinerie de la bourgade et ses installations vieillottes était toujours à l’arrêt. « A côté de chaque puits, ils avaient creusé des bassins dans lequel ils stockaient le brut. Des camions citernes venaient le pomper. Certains sans plaque d’immatriculation, d’autres avec des irakiennes, et des syriennes, » explique, à bonne distance du brasier, Nazar Jallal, responsable média de Naft Shamal. « Le baril se vendait entre 12 et 15 dollars », croit-il savoir. Au bord des pistes qui parcourent l’immense étendue désolée du gisement de pétrole, des carcasses brûlées de camions témoignent des bombardements de la coalition. La guerre a fait halte à Qayyarah. Avant de fuir devant l’armée irakienne épaulée par un soulèvement d’une partie de la population, les techniciens de Daesh ont fait exploser les têtes de puits et miné les alentours. Ils ont aussi ouvert les valves. « 18 ont pris feu, raconte Ayad al-Jobouri, un ingénieur de la compagnie. Nous avons réussi à en éteindre dix. » Ce cinquantenaire élancé ne se distingue des pompiers que par sa combinaison verte et non rouge. Son visage est tout aussi maculé que celui des autres, sa peau constellée de gouttes noires. Alors que ses hommes tournent, 10 jours sur place, 20 jours chez eux, lui refuse de quitter le site. « Je suis de Qayyarah, dit-il. J’ai fui quand l’Etat islamique est arrivé, parce que, dans ma famille, nous sommes tous officiers ou fonctionnaires d’Etat et que nous étions en danger de mort. Et puis je voulais mettre mes enfants, mes filles, surtout, à l’abri. » Il est venu constater les dégâts dès que l’armée irakienne a pris pied dans la bourgade : « il y avait encore des combats, et j’ai vu les puits brûler. Ça m’a fendu le cœur. C’est une partie de la richesse du pays qui part en fumée. » Cinq mois plus tard, les alentours de la bourgade ont toujours l’allure d’un marécage de pétrole noir et luisant. Son ciel est bouché, sombre et puant. Et le puits 77 crache son énorme flamme et ses volutes de goudron. « Nous en avons vu d’autres, sourit le visage à moitié brûlé de Mohamed Ahmed, fort de ses 18 années d’expérience. Dans les années 2004 et 2005, près de Kirkouk, il y avait un oléoduc qu’al-Qaïda faisait sauter sans arrêt. Nous l’éteignions sous les tirs de mortier, et ça recommençait. » Malgré tout, ce puits-là est une bête coriace. Depuis trois semaines qu’ils le combattent, les hommes l’approchent avec ruse. Ils savent que le prendre de front ne servirait à rien. Alors ils grignotent ses réserves, lui coupent sa nourriture. Ils ont bricolé des cahutes de tôle fermées sur trois côtés seulement et percées d’une fenêtre. Chaque matin, le bulldozer aussi noir que le sol les pousse vers le feu. Les pompiers s’y protègent et, par l’ouverture, font passer leurs lances au jet si puissant qu’ils doivent la tenir à plusieurs : « on refroidit la terre autour du puits, explique Satar Abduljabbar, 25 ans de métier. Et puis on s’en débarrasse avec la pelleteuse, on la met de côté. Et on avance comme ça, vers la tête de puits proprement dite. » Il a fallu deux semaines et demie aux hommes du puits 77 pour atteindre le cœur. Ils sont à quelques mètres de la valve. « La température atteint 700° au moins, reprend Satar Abduljabbar, cigarette dans une main, bouteille d’eau dans l’autre. Ici, c’est compliqué, l’explosion des mines a tordu la tête. C’est difficile d’injecter le produit pour l’éteindre suffisamment profondément. » Un étrange engin de chantier chenillé s’approche. Il est lourd, noir, luisant, le moindre boulon est recouvert d’une couche de pétrole épaisse qui lui fait comme une coquille. Au bout de son bras, comme une énorme seringue destinée à piquer l’artère de la bête pour lui injecter le mélange d’eau salée et de ciment qui la tuera. Derrière lui s’étirent des tuyaux reliés aux robinets d’un camion-citerne qui semble dater des années 50. Autour de lui, des pompiers agrippés à leurs lances l’arrosent pour le refroidir. Le conducteur, dans la cabine, est relevé toutes les 10 minutes. Ici, on n’utilise pas de nitroglycérine comme dans le Salaire de la Peur de Clouzot. La tension, l’épuisement, l’excitation, aussi, se lisent pourtant tout le corps des hommes qui mènent le corps à corps pendant des heures. La flamme, soudain, s’affaisse. Sous le nuage noir, la température chute. Les pompiers se relâchent un peu. Tournent le dos au brasier pour qu’il apparaisse derrière eux sur les selfies. S’asseoient, allument des cigarettes à l’abri des cahutes de tôle. Car on ne sait jamais. Et soudain la bête se remet à respirer. D’abord doucement et, très vite, avec une puissance inégalée. Son souffle bondit vers le ciel, orange et brûlant. Le bras de l’engin relève la seringue, sort du brasier, les hommes ont reculé, déjà. Ils ont échoué. Ils rendent les armes pour aujourd’hui, repartent dans les minibus vers leur base en bordure du gisement. De leurs préfabriqués, ils ont vue sur la raffinerie en partie détruite par des bombardements et sur les puits qui brûlent. Le numéro 77 est le plus puissant de tous.
Gwenaëlle Lenoir